Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

mercredi 28 avril 2010

Roberto Bolaño : rencontres

Washington, National Gallery of Art (photo personnelle, août 2009)
«  Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent » (Borges, in Fictions)
« 1er janvier
Aujourd’hui je me suis rendu compte que ce que j’ai écrit hier en réalité je l’ai écrit aujourd’hui : tout ce qui concerne le 31 décembre, je l’ai écrit le 1er janvier, c’est-à-dire aujourd’hui, et ce que j’ai écrit le 30 décembre, je l’ai écrit le 31, c’est-à-dire hier. Ce que j’écris aujourd’hui en réalité je l’écris demain, qui sera pour moi aujourd’hui et hier, et aussi d’une certaine manière demain : un jour invisible. Mais sans exagérer. » (Juan García Madero, dans le dernier chapitre  des Détectives sauvages de Roberto Bolaño).

   Entrer dans l’œuvre de Roberto Bolaño comporte un risque : celui de s’y plonger sans refaire surface, s’y perdre, s’y noyer…  Les portes en sont multiples, comme autant d’ouvertures pratiquées au périmètre d’un labyrinthe dont toutes les allées conduisent en un épicentre instable, aléatoire, se métamorphosant selon le sentier et le moment choisis. Plutôt que la métaphore borgésienne, Roberto Bolaño inscrit dans son œuvre ultime, 2666, celle de la bifurcata bifurcaria (déjà évoquée dans un précédent billet) aux tentacules ondoyants animés par les courants marins sensibles ou imperceptibles. Microscopiques déplacements, mouvements insaisissables, mais qui modifient toute perspective sur l’œuvre, toute interprétation univoque. Cependant, chaque roman entre en résonance avec les autres, par des lieux, des personnages-miroirs, des retrouvailles ménagées entre les protagonistes et le lecteur. Du coup, toute entrée se justifie, toute lecture appelle une relecture qui enrichit la précédente, dans une spirale de vie qui outrepasse toutes les limites. Une œuvre en liberté, en somme, dans laquelle le lecteur se trouvé happé, promené, détourné du chemin qu’il croyait avoir emprunté ; et pourtant, il n’est pas question de manipulation !
   Bolaño abolit les limites entre la fiction et le réel ; d’ailleurs, celles-ci existent-elles ? Plus que tout autre, il offre à travers ses œuvres un regard sur le monde dont l’origine est identifiable : il y est question de lui, de sa relation avec les êtres et les choses… sans aucun égocentrisme, pourtant : pour dire le monde ou du moins pour en évoquer les mystères, quel autre point de vue choisir que le sien ?  Au gré des pages, l’auteur se démultiplie, devenant Arturo Belano, B, et ses personnages, ses textes se font écho : « Ramírez Hoffmann, l’infâme » dont l’existence criminelle est évoquée dans un chapitre de La littérature nazie en Amérique se développe en Carlos Wieder, protagoniste, d’Etoile distante ; les quêtes des héros se répondent les unes aux autres : la recherche de Cesárea Tinajero dans Les détectives sauvages rappelle la poursuite d’Archimboldi dans 2666 ; le lecteur pris dans cette toile trouve des repères qui, progressivement, lui permettent de reconstruire le monde. D’ailleurs, si 2666 peut-être considéré comme l’aboutissement de cette œuvre profonde et tentaculaire, c’est aussi parce que s’y retrouvent tous les motifs inscrits dans cet édifice littéraire, construction  improbable mais qui se dévoile peu à peu comme Weltanschauung, avec ses constantes, ses caprices, ses bonheurs et son désespoir…
   Loin d’y perdre pied, le lecteur – plongeur y découvre petit à petit des écueils qui se feront refuge, des îlots où il peut s’abandonner à la rêverie ou à la réflexion, récifs dont le danger est tempéré par le rire, par la camaraderie qui s’instaure avec l’auteur. Des lieux récurrents organisent une géographie familière ; les étapes du périple de Belano -  Bolaño dessinent un itinéraire si complet qu’on y repère fatalement un terrain connu, une ville où l’on a séjourné. Le romancier – voyageur, poussé par la nécessité, rencontre son lecteur en des espaces communs qui facilitent l’identification.  L’étrangeté de ce monde, finalement, s’estompe pour laisser place à un univers que l’on peut s’approprier, où chacun peut trouver sa place. Cette écriture du déplacement définit sans doute un parcours qui croise celui de tout lecteur, au hasard de ses expériences réelles ou littéraires. Et parfois, au détour d’une page, le bonheur d’une expérience commune, la sensation que ce Bolaño, ce romancier chilien, n’est pas un étranger, qu’il a pu au cours de ses pérégrinations vivre des expériences semblables aux nôtres…
   Et, en effet, cette chronique m’est inspirée par une page lue hier, un passage de la nouvelle « Jours de 1978 » dans le recueil Des putains meurtrières : Bolaño – B y évoque ses rencontres avec U, un exilé chilien à Barcelone, comme lui, dont le désespoir l’attire. A l’expérience vécue se mêle l’expérience cinématographique : à cet homme dont il vient d’apprendre qu’il a tenté de se suicider le matin même, B  se met à raconter un film. « Dans son souvenir, ce film est marqué au fer rouge. Aujourd’hui encore il s’en souvient dans les plus petits détails. A cette époque-là, il venait de le voir, et son récit dut être donc, pour le moins, vivant. Le film raconte l’histoire d’un moine peintre d’icônes dans la Russie médiévale. A travers les paroles de B défilent les seigneurs féodaux, les popes, les paysans, les églises brûlées, les envies et l’ignorance, les fêtes et un fleuve dans la nuit, les doutes et le temps, la certitude de l’art, le sang qui est irrémédiable. Trois personnages apparaissent comme figures centrales, si ce n’est dans le film, du moins dans la narration que fait du  film russe ce Chilien dans une maison de Chiliens, en face d’un Chilien qui a raté son suicide, au cours d’une douce soirée de printemps à Barcelone : le premier personnage est le moine peintre ; le deuxième personnage est un poète satirique, en réalité une sorte de beatnik, un type misérable et plutôt ignorant, un bouffon, un Villon perdu dans les immensités de Russie que le moine, sans le vouloir, fait arrêter par les soldats ; le troisième personnage est un adolescent, le fils d’un fondeur de cloches, qui après une épidémie affirme avoir hérité des secrets paternels dans cet art difficile. Le moine est un artiste intégral et intègre. Le poète vagabond est un bouffon, mais sur son visage se concentrent toute la fragilité et la douleur du monde. L’adolescent fondeur de cloches est Rimbaud, c’est-à-dire c’est l’orphelin. (…)
  Et enfin arrive le grand jour. Ils lèvent la cloche. Tout le monde se réunit autour de l’échafaudage en bois auquel elle pend et d’où on la fera tinter pour la première fois. Le village entier est sorti de l’autre côté de la muraille. Le seigneur féodal et ses nobles et même un jeune ambassadeur italien, qui trouve  que les Russes sont des sauvages, attendent. On fait sonner la cloche. Le timbre est parfait. La cloche ne se fêle pas, le son ne s’éteint pas. Tout le monde félicite le seigneur féodal, même l’Italien. Le village est en fête.
   Quand tout est fini, sur ce qui était auparavant une fête populaire, et est maintenant un grand espace couvert de détritus, il ne reste que deux personnes auprès de la fonderie abandonnée, l’adolescent et le moine. L’adolescent est assis par terre, et pleure comme une fontaine. Le moine est debout auprès de lui et l’observe. L’adolescent regarde le moine et lui dit que son père, ce cochon d’ivrogne, ne lui a jamais appris l’art de la fonte des cloches, qu’il a préféré mourir en emportant le secret avec lui, que, lui, avait appris seul en le regardant. Et ensuite il se remet à pleurer. Alors le moine se baisse, et, rompant un vœu de silence qu’il avait juré de respecter toute sa vie, lui dit : Viens avec moi au monastère, moi je recommencerai à peindre et toi tu feras des cloches pour les églises, ne pleure plus.
   Et c’est là que finit le film. » (« Jours de 1978 », in Des putains meurtrières)
   Ainsi, au détour d’une page, s’inscrit une expérience commune, un moment partagé à distance… Un monde semble séparer l’œuvre de Bolaño, écrivain chilien en exil, et Andrei Tarkovski ; et pourtant, ce récit limpide et touchant instaure entre eux un lien solide, dans l’idée que la transmission brisée peut être rétablie au gré d’une rencontre, d’un cheminement hasardeux, que le monde peut renaître après sa destruction, que de ses ruines ressurgiront un univers de beauté et d’harmonie… On imagine Bolaño ému devant l’écran sur lequel la caméra peint amoureusement les couleurs de la Trinité de Roublev, dans une douce extase de couleurs, paix ressuscitée, constellation recréée, galaxie à nouveau possible grâce au pouvoir de l’artiste. La quête n’aboutit pas toujours, mais son existence garantit la possibilité d’une cénesthésie harmonieuse…

Pour en savoir plus sur Roberto Bolaño, je vous renvoie aux excellents articles de Bartleby - Eric Bonnargent, que vous pourrez retrouver ici et , ainsi qu'à la magnifique revue Cyclocosmia III conçue par Antonio Werli et ses acolytes (dont Bartleby), que je vous conseille vivement d'acheter. D'ailleurs, le mot "rencontre" est un discret clin d'oeil à la belle soirée orchestrée par le sieur A. W. à Strasbourg le 20 avril, dans la librairie Chapitre 8.
Pour savoir pourquoi j'ai été tellement touchée par ces pages des Putains meurtrières, vous pouvez vous reporter à ma petite chronique du 7 novembre 2009 ici .
Les romans et nouvelles de Roberto Bolaño ont été publiés pour la plupart aux éditions Christian Bourgois (collection "Titres").

jeudi 15 avril 2010

Antoni Casa Ros, Enigma


« L’écriture est un fragment infime de l’errance » (Enigma, p.15)
« En attendant, me vois-tu travaillant toujours à mon livre, essayant toujours de répondre à des questions telles que : Y a-t-il une réalité derrière, extérieure, consciente et à jamais présente, etc. (…) » (Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan)

   L’univers d’Antoni Casas Ros se déploie sous le signe du mystère, de l’énigme revendiquée jusqu’au titre de ce dernier roman. Ses personnages, croisant leurs destinées à partir de rencontres fugaces et hasardeuses, y inscrivent une chorégraphie savante et désespérée. A l’épicentre de ce monde, les livres. Chacun des protagonistes entretient avec la littérature une relation particulière : Joaquim, universitaire, enseigne les lettres avec passion et douleur, conscient de n’être qu’un romancier médiocre mais exigeant, déçu par ces « auteurs criminels qui abandonnent ou laissent flotter leur héros dans l’incertitude » ; Zoé, son élève, brillante et brûlante, attirée par ce professeur d’exception, tentée par l’écriture romanesque, elle aussi ; Ricardo, tueur à gage et poète, dont chaque contrat a pour prélude la poésie ; Naoki, enfin, murée dans le silence, se refusant aux mots.
   Etoiles éparses d’une constellation, ils entretiennent chacun un singulier rapport avec le mot « Enigma ».  Naoki écoute rituellement, chaque jour, les Enigma Variations d’Elgar. Zoé veut en faire le titre de son roman. Ricardo a intitulé Enigma Variations son premier recueil de poèmes. Pour Joaquim, le mot « Enigma » désigne le « mal étrange, non répertorié par la psychiatrie », dont il souffre depuis toujours,  qui le pousse à détruire, dans les librairies qu’il visite, les livres des « écrivains les plus talentueux et les plus honnis ». Son désir est « que le public, pris d’une transe soudaine, se mette à les piétiner, à les réduire en lambeaux, en pâte à papier et qu’ils redeviennent des arbres, subitement, au cœur de Madrid, Paris, New York ou Mexico ». Ainsi, chaque personnage recèle une part d’ombre, un mystère dont il ne détient pas la clé , qui pousse Zoé à offrir son corps à la mer, sirène menacée de disparaître dans l’infini, qui enferme Naoki dans le mutisme et la culpabilité, qui conduit Ricardo à donner la mort sans état d’âme (ou presque), qui oblige Joaquim à mutiler les œuvres des romanciers qu’il admire…
   Le roman et ses personnages se placent sous le signe de la littérature, par de nombreuses et savantes références. Balzac et Barbey d’Aurevilly créent le lien qui se tisse entre Zoé et Joaquim : la jeune fille devient personnage pour son professeur, qui la nomme secrètement « Fulvia » d’après La fille aux yeux d’or ; son amour pour elle est décuplé par l’analyse qu’elle fait de la relation entre Tressignies et la duchesse d’Arcos dans La vengeance d’une femme. Ricardo renonce à son dernier contrat quand sa victime répond au poème de Machado qu’il lui offre par une œuvre de Clara Janés… Vila-Matas, Sade, Saramago, Lobos Antunes, Roberto Bolaňo se mêlent aux personnages du roman, dans lequel l’on croise aussi, discrète, la silhouette de l’auteur, Antoni Casas Ros. Nulle tentation, pourtant, de céder aux démons de l’autofiction : l’entrecroisement de la fiction et de la réalité a ici un tout autre effet, celui de donner corps à l’idée qu’entre un lecteur et l’œuvre qu’il lit se joue beaucoup plus qu’un simple divertissement. Les livres, en effet, ne nourrissent pas seulement l’imaginaire de ceux qui les ouvrent : ils inscrivent en eux une trace indélébile, un chemin vers le monde mais aussi vers soi, établissant un lien avec l’univers à travers l’espace et le temps. Ainsi, la lecture dilate l’espace intime, permet l’expansion du moi en harmonie –ou en dissonance – avec autrui, présent ici à travers les mots qu’il a assemblés. Cette voie, dans un rayonnement toujours plus intense, se déroule au hasard des lectures comme autant de rencontres pouvant influencer une existence, créant en chacun des bifurcations, des ramifications, reliant les étoiles de la constellation infinie de la littérature.

San Francisco, Japanese Garden (photo personnelle)

   Le lieu dans lequel se retrouvent les quatre personnages, une librairie (plaisamment nommée « Bartleby & Co » en hommage à Enrique Vila-Matas, dont le Voyage vertical subira un sort que je m’interdis de vous dévoiler, tout comme Etoile distante de Bolaňo), est symbolique : s’y trouvent réunis auteurs personnages et lecteurs, dans une belle confusion, un enchevêtrement équivoque de la fiction et du réel. D’autres lieux de Barcelone : un bar, le Volcano, la plage, la chambre en noir et blanc de Naoki, l’Onyx, un club privé aux règles déroutantes… Autant d’endroits privilégiant à la fois la rencontre et la révélation, car tous les personnages constituant ce quatuor épars se rejoignent pour accomplir leur destinée, dans une quête platonicienne de l’harmonie. A la symbiose des esprits répond le contact des peaux, des corps qui fusionnent dans une danse de vie et de mort, dans l’acceptation de soi et des autres. Et finalement, c’est le silence qui l’emporte, comme une nécessité vitale : « Nous demeurâmes silencieux. Cette intimité est rare. Les êtres ont toujours besoin de remplir le silence mais, entre nous, c’était une régénérescence de notre part intime » (p.208). De ce silence, de ce refus de communiquer par les mots, naît l’apaisement. Demeure tout de même une interrogation : l’amour absolu existe-t-il ? Peut-il survivre, à ce point d’incandescence ? Cette question consume Zoé, qui ne conçoit qu’une réponse : l’écriture. « En cheminant, je me demandais s’il y avait un substitut à l’amour des êtres. Pouvait-on sentir cette joie se déployer avec la même intensité en aimant la littérature, la musique, la poésie ? Pouvait-on brûler du même feu ? J’imaginais que seule la création pouvait procurer cette joie. Mais alors, pourquoi les mots ne sortaient-ils pas de moi comme ma sève, comme mon sang ? » (p.209).
   La force de ce beau roman, au ton étrange, troublant, entrelaçant l’amour, la violence, la mort… et la littérature, est de nous mener sur la voie de cette réflexion ouverte, Antoni Casas Ros ne nous imposant aucune solution, nous plaçant dans la situation de ses personnages qui s’interrogent jusqu’au bout.

Antoni Casas Ros, Enigma, Gallimard, 2010
Antoni Casas Ros a publié un autre très beau roman : Le théorème d’Almodovar (Gallimard, 2008, disponible en Folio), et un recueil de nouvelles qu’à ma grande honte je n’ai pas encore eu l’occasion de lire : Mort au Romantisme (Gallimard, 2009)

mardi 6 avril 2010

Heiner Müller, Philoctète : une tragédie du langage


« Crache donc ta compassion, elle a le goût du sang
Pas de place ici pour la vertu, et pas de temps non plus
Laisse tomber les dieux, tu vis avec des hommes
Des dieux, quand l’heure sera venue, apprends une autre musique » (Ulysse à Philoctète)

   En 409 avant Jésus-Christ, lors des premières représentations du Philoctète de Sophocle, les Athéniens ont conscience que les récits mythiques peuvent parfois refléter les conflits dans lesquels se trouve entraînée leur cité. En effet, la guerre de Troie, toile de fond sur laquelle se développe l’intrigue, résonne étrangement avec celle du Péloponnèse dans laquelle Athènes est impliquée depuis des décennies. La tragédie n’existe pas qu’en vertu des enseignements religieux qu’elle véhicule : elle est aussi le miroir des préoccupations politiques de la cité. Les hommes portent le fardeau des fautes commises par leurs ancêtres, sous le regard des dieux qui les manipulent, les perdent ou les sauvent. L’idée de responsabilité individuelle s’y trouve diluée, diminuée par l’influence de ces instances qui inscrivent l’existence humaine dans un destin. Sophocle se distingue de ses prédécesseurs par l’importance qu’il  concède aux aspects psychologiques, sans toutefois se défaire de l’omnipotence divine. Dans son Philoctète, étrangement, le dieu joue un rôle salvateur, Héraclès intervenant comme un deus ex machina pour extraire les trois protagonistes de la situation inextricable dans laquelle ils se trouvent en obligeant le personnage éponyme à rejoindre les rangs des Grecs contre les Troyens.
   Pas de dieu dans la pièce de Heiner Müller. Fidèle à la trame tissée par Sophocle, il met en scène trois Grecs, Ulysse, Philoctète et Néoptolème (mieux connu du lecteur sous son autre identité : Pyrrhus) réunis en un lieu clos, l’île de Lemnos, où Philoctète a été abandonné dix ans auparavant par ses compagnons, car ses cris de douleur et la puanteur qui se dégage de la blessure qu’il a au pied indisposent les autres passagers du navire à destination de Troie. Ulysse et Néoptolème le retrouvent dans son exil forcé pour obtenir de lui son arc infaillible, confié par Héraclès, seule garantie du succès des Grecs contre les Troyens. Or, comment persuader Philoctète de rejoindre les rangs de ceux qui l’ont abandonné ? De la confrontation de ces trois personnages naît la tragédie.
                                                                     San Francisco Legion of Honor Museum (photo personnelle)
   L’hiver dernier, les représentations presque simultanées des deux versions, celle de Sophocle à l’Odéon avec Laurent Terzieff, et celle de Heiner Müller au théâtre des Abbesses (dans une mise en scène de Jean Jourdheuil, également traducteur de la pièce) a conduit les critiques à s’interroger sur la légitimité de la reprise d’un thème déjà traité par le théâtre antique. Or la version de Müller n’est pas une simple traduction actualisée, loin de là : il s’agit plutôt d’un  palimpseste,  « le résultat d’une opération étrange et remarquable de cannibalisme littéraire, de démontage, d’extraction et de réécriture » (Jean Jourdheuil, Préface à sa traduction de Philoctète de Heiner Müller). Cannibalisme justifié, s’appuyant sur l’expérience vécue par l’auteur. Heiner Müller, lorsqu’il écrit cette pièce (entre 1958 et 1964), est victime d’ostracisme dans son pays, la République Démocratique Allemande,  isolement renforcé par l’édification du Mur. Le prologue de la pièce, d’ailleurs, contient des allusions déguisées à la situation des Allemands de l’Est :
« Mesdames et Messieurs, ici et maintenant, pour une fois
Notre pièce se joue ailleurs et se joue autrefois.
Quand l’homme était pour l’homme un ennemi mortel
La vie un danger et le massacre usuel ».
C’est l’interprète de Philoctète, portant un masque de clown, qui prononce ces paroles ; à la fin du prologue, son masque enlevé fait apparaître une tête de mort. La satire et la comédie ne sont pas loin ici de la tragédie…  Se distinguant de la conception hégélienne de l’esthétique de la tragédie classique, selon laquelle la « collision » dont naît le tragique trouve son origine dans une violation – selon Hegel, la collision originelle du Philoctète de Sophocle réside dans la blessure infligée au héros grec, collision s’amplifiant dans le refus de Philoctète de livrer à Ulysse les flèches d’Héraclès -, Müller place dans le langage cette dimension tragique, se rapprochant ainsi de Hölderlin contre Hegel. S’il conserve de la pièce initiale les personnages, la situation et le sujet, il la traite plutôt en Lehrstück, au sens défini par Brecht et Walter Benjamin. « La pièce didactique [Lehrstück] est un cas particulier notamment parce que la pauvreté de son appareil simplifie et suggère le caractère interchangeable du public et des acteurs, des acteurs et du public » (Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » in Œuvres III). « L’action est modèle, pas histoire », écrit Müller dans Trois points sur Philoctète, « le modèle de Philoctète est déterminé par la structure de classe de la société représentée ». L’auteur refuse que sa pièce soit considérée une pièce communiste ; elle en est même le « négatif » (id.). Elle se déploie dans un « espace autre », au sens défini par Michel Foucault (Des espaces autres. Hétérotopies, in Dits et écrits, 1984).
   L’espace délimité par la pièce est insulaire. Philoctète est captif de l’île de Lemnos sur laquelle il a été abandonné ; Ulysse, lui, a quitté son royaume d’Ithaque, île située en mer Ionienne ; quant à Néoptolème, il a été élevé sur l’île de Skyros (Scyros, dans le texte) : ainsi, chaque personnage s’inscrit dans une existence ilienne, chaque destin a pour cadre une île qu’il quitte, cherche à quitter ou à rejoindre… espace enclos, « univers raréfié », cerné par l’océan livré à la tempête, image du tumulte de la vie ! En ce microcosme de Scyros, seul a sa place le langage, qui caractérise les trois protagonistes (la pièce, en effet, compte trois héros, chacun développant sa propre relation à la langue, fondatrice de sa tragédie individuelle). Philoctète, en sa longue solitude, a presque oublié le langage humain. Sa parole est chargée de cris, de plaintes :
« (…)Langage qui m’a longtemps manqué.
Auquel  je dois le premier mot qui sortit de ma bouche,
Par lequel j’encourageais mes mille rameurs
Et guidais mille lances dans la bataille.
Que j’ai haï aussi longtemps qu’il m’a manqué. Et plus encore.
Longtemps je ne l’entendis que jailli de ma bouche
Cri arraché de mes dents par la douleur. »
De retour parmi les hommes, ses mots sont voués à exprimer sa haine avec une violence extrême. Sa parole est envahie par l’insulte (« chien »), ponctuée par l’évocation des vautours qui furent ses seuls compagnons, quoiqu’il éprouve une nostalgie de ces « sonorités qui [lui] étaient chères ». Mais il n’a pas perdu sa méfiance à l’égard des discours trompeurs des Grecs, dont il reconnaît un représentant en Néoptolème. Celui-ci, pourtant, entretient avec les mots une relation simple, univoque. C’est la vérité qui le conduit : Ulysse rencontre des difficultés en tentant de le faire entrer dans son jeu du mensonge. Pour lui, le langage est un outil au service de sa mission politique ; il n’en exclut pas l’invention : « Ici, pour aider, il faut mentir ». Ce pragmatisme le définit : il ne s’agit pas de mentir par perfidie, mais pour obtenir le succès, c’est-à-dire la reddition de Philoctète, hostile aux Grecs mais nécessaire à la réussite de leur entreprise.  Ulysse incarne la tragédie dans la mesure où son projet échoue, les mots étant déjoués par les actes, Néoptolème s’opposant à ce cynisme réaliste et opportuniste.
   Dans ce monde livré au chaos, tout espoir est vain ; l’individu, au service de la collectivité, est destitué de ses doits et de ses convictions, il s’efface au service d’une cause qui le dépasse, folie vouée à l’échec. Dans cette lutte inégale, le temps joue contre les hommes, « temps meurtrier, sans âge ». Seuls demeureront les vautours dont se nourrit le mourant et qui se repaissent de cadavres dans un cycle implacable. Nul homme ne peut échapper à ce cercle incarné dans l’île, ni Philoctète, ni Néoptolème, ni Ulysse. C’est ainsi que Heiner Müller refuse l’intervention du dieu, livrant aux hommes les clés de leur propre infortune, les laissant responsables de leurs actes et de leurs échecs. Tragédie renouvelée, sombre destin de l’humanité…
     

 Textes cités : 
Heiner Müller, Philoctète (traduction de Jean Jourdheuil, Les Editions de Minuit, 2009)
Sophocle, Philoctète (traduction de Jean Grosjean, Gallimard, Bibliothèque de la Pléïade, 1967)
Hegel, Esthétique I, "De l'idéal du beau artistique" (traduction de Charles Bernard, Le Livre de Poche, 1997)
Walter Benjamin, "Qu'est-ce que le théâtre épique?" in Oeuvres III (traduction de Rainer Rochlitz, Gallimard, 2000)
Michel Foucault, Des espaces autres. Hétérotopies in Dits et écrits (Gallimard, 1984)